Réforme Agraire

À quand la réforme agraire?

Le troisième gouvernement Lula n’a toujours pas mis la démocratisation des terres au sommet de son agenda. Le Mouvement des sans-terre, qui fête 40 années de lutte, durcit le ton tout en soutenant le président face à l’extrême droite
Ayala Ferreira

Guy Zurkinden
Le Courrier

Réussira-t-il à répondre aux immenses attentes des millions de paysan·nes sans-terre au Brésil? Mettant fin au règne calamiteux du leader d’extrême droite Jair Bolsonaro, Luiz Inácio Lula da Silva a entamé son troisième mandat présidentiel le 1er janvier 2023. Considéré comme un allié historique par le MST, le président issu du Parti des travailleurs (PT) tarde pourtant à entamer l’indispensable démocratisation des terres revendiquée par le principal mouvement social du pays. Pour Ayala Ferreira, membre de la direction nationale du MST, cette lenteur s’explique par la montée en puissance des firmes de l’agrobusiness – un modèle prédateur auquel même les gouvernements PT ont prêté allégeance. Dans cette conjoncture délicate, le principal mouvement social brésilien, qui fête 40 ans cette année, entend durcir sa lutte en faveur de la réforme agraire, tout en défendant Lula face à l’extrême droite. Ayala Ferreira a répondu aux questions du Courrier.

Le 1er janvier 2023, le président Lula a entamé son troisième mandat. Qu’est-ce que cela signifie pour le MST?

Ayala Ferreira: Lula respecte les mouvements sociaux et dialogue avec eux. Il se souvient  qu’ils ont été son principal soutien lorsqu’il a été emprisonné pour des motifs politiques [entre avril 2018 et novembre 2019]. La différence est énorme avec les deux gouvernements précédents, dirigés par le néolibéral Michel Temer [de 2016 à 2018] puis le néofasciste Jair Bolsonaro [de 2019 à 2022].

Quelle avait été la politique de Jair Bolsonaro face à votre mouvement?

Bolsonaro a désigné le MST comme un ennemi à abattre et incité les grands propriétaires à attaquer nos occupations. Les familles vivant dans nos occupations ont figuré parmi les premières victimes de l’augmentation des violences.

Bolsonaro a aussi radicalisé la politique initiée par Michel Temer après le coup d’Etat parlementaire contre Dilma Rousseff [la présidente issue du PT a été destituée en juin 2016]. Il a donné tous les pouvoirs aux firmes de l’agrobusiness et aux latifundistes, favorisé l’appropriation illégale de territoires collectifs –  terres indigènes, quilombos, aires protégées – et supprimé les politiques favorables à l’agriculture familiale. Tout en démantelant les mesures de protection de l’environnement – ce qui a entraîné une explosion des incendies et de la déforestation. 

Sur la question agraire, le retour de Lula s’est-il traduit par des mesures concrètes ?

Dès le début de son mandat, le président a lancé un signal important en rouvrant le Ministère du développement agricole et de l’agriculture familiale (MDA). Chargé des politiques en lien avec la réforme agraire et de l’assistance aux petits paysans, cet organe avait été fermé par Michel Temer. En parallèle, l’exécutif a relancé les politiques publiques de soutien à la petite agriculture, qui avaient été éradiquées par Temer et Bolsonaro.

Tout cela est positif, mais reste largement en-deçà des besoins.

Quelles sont vos principales demandes?

Près de 100 000 familles sans-terre vivent aujourd’hui sur de grandes propriétés occupées par le MST. 65 000 d’entre elles attendent depuis 15 ans ou plus dans ces campements précaires, sans eau ni électricité. La priorité est que l’Etat leur accorde enfin un lopin à cultiver.

Deuxième urgence: plus de 400 000 familles vivent dans nos assentamentos [établissements agricoles édifiés sur des terres redistribuées suite à une occupation]. Nous nous efforçons de faire de ces territoires des endroits où il fait bon vivre, et tentons d’y produire des aliments sains selon les principes de l’agroécologie. Cela implique des investissements publics conséquents.

Nous avons aussi demandé une aide urgente pour les familles du MST qui ont tout perdu suite aux inondations qui ont dévasté l’Etat du Rio Grande do Sul, au sud du pays, ce printemps.

Y a-t-il eu des avancées sur ces questions?

Le 17 août dernier, nous avons transmis ces revendications au président au cours d’une réunion. Lula a écouté attentivement nos demandes et déclaré qu’il y répondrait positivement. 

Mais jusqu’à présent, il y a une différence entre les annonces et les mesures effectivement mises sur pied. Durant les 20 premiers mois de son troisième mandat, Lula n’a procédé à aucune redistribution de terres. Quant aux programmes publics liés à la réforme agraire, ils restent largement sous-financés.

Pourquoi cette lenteur?

D’une part, Lula doit affronter l’héritage catastrophique des gouvernements Temer et Bolsonaro.

D’autre part, les forces de droite et d’extrême droite restent majoritaires au Congrès et continuent leurs offensives contre la réforme agraire. En 2023, elles ont ainsi lancé une Commission d’enquête parlementaire visant à criminaliser le MST, puis créé le mouvement «zéro invasion» afin de légitimer la répression de nos campements par des milices privées. 

Enfin, les gouvernements dirigés par le PT [Parti des travailleurs, à la tête du pays de 2003 à 2014, avec les présidences de Lula (2003-2011) puis de Dilma Rousseff (2012 à 2016)]  n’ont jamais relevé le défi de la démocratisation des terres au Brésil.

Comment l’expliquer?

Sur la question agraire, les exécutifs du PT ont tenté de combiner deux modèles de développement contradictoires. 

D’un côté, ils ont largement financé l’agronégoce, un mode de production basé sur l’expansion de monocultures destinées à l’exportation, cultivées à grand coup de pesticides. Destructeur pour la nature et créant peu d’emplois, ce modèle est devenu hégémonique au Brésil.

De l’autre, ils mis sur pied des politiques publiques importantes pour soutenir la petite et moyenne agriculture.

Globalement, les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff ont plus appuyé les firmes de l’agrobusiness que l’agriculture paysanne – alors que cette dernière produit plus de 70% des aliments consommés par la population.

Quelle est votre stratégie face au troisième mandat du président Lula?

En tant que mouvement social, il est fondamental que nous maintenions notre autonomie face au gouvernement, même s’il est progressiste. 

Cependant, à l’heure où l’extrême droite fait tout pour revenir au pouvoir, il est aussi nécessaire de défendre la démocratie et le président Lula – tout en lui montrant qui sont ses réels ennemis: le capital financier, les firmes de l’agrobusiness et l’appareil militaire.

Enfin, nous devons obtenir des conquêtes réelles pour que notre peuple puisse vivre dignement. Pour cela, il faut continuer à occuper des terres.

Le MST fête ses 40 ans. Dans quel état se trouve-t-il ?

Quarante années de lutte, c’est beaucoup pour un mouvement social. Surtout quand on tient compte des violences que nous avons dû affronter.

Malgré le contexte difficile, le MST vit aujourd’hui un de ses meilleurs moments. Durant les années Bolsonaro, alors que des millions de Brésilien·nes souffraient de la faim et du Covid-19, nous avons distribué des milliers de tonnes d’aliments de notre production aux personnes les plus vulnérables. Cette solidarité nous a valu une large reconnaissance au sein de la population. 

Il s’agit d’une avancée importante, même si elle reste insuffisante. Car la réforme agraire populaire dont le Brésil a besoin ne deviendra réalité que si elle est appuyée par une majorité de la société. 

C’est à cette tâche que nous dédierons nos prochaines années de lutte!

«Il faut une alliance des classes populaires»

Pourquoi la concentration des terres reste-t-elle un problème si important au Brésil?

La concentration extrême des terres est une des causes principales des énormes inégalités sociales qui caractérisent le Brésil. Ses racines remontent à la colonisation de notre pays. Depuis, tout a été fait pour favoriser les grands propriétaires, y compris après l’indépendance.

En 1850, la monarchie a ainsi imposé une loi réservant les terrains à ceux qui pouvaient l’acheter. L’objectif était d’empêcher les esclaves – l’abolition n’a été décrétée qu’en 1888 au Brésil – et leurs descendant·es d’y avoir accès.

Par la suite, une alliance entre l’oligarchie agraire et la bourgeoisie nationale a interdit toute possibilité de réforme agraire «classique», sur le modèle de celle qu’a connue l’Europe durant la révolution industrielle. Et depuis les années 2000, la mainmise des firmes de l’agrobusiness sur l’agriculture a encore renforcé la concentration des terres. 

Depuis son 6e congrès national, en 2014, le MST se bat pour une «réforme agraire populaire». Qu’entendez-vous par là?

Face à l’opposition des classes dominantes brésiliennes, la seule piste viable pour imposer une réforme agraire est celle d’une alliance entre les travailleurs et travailleuses rurales sans-terre et une majorité de la classe laborieuse. Cela passe par la prise de conscience qu’une redistribution des terres est indispensable pour répondre aux principaux défis du pays – produire des aliments sains et accessibles, préserver l’environnement, créer des emplois et stimuler un développement économique autocentré. C’est donc une condition sine qua non pour garantir enfin une existence digne aux millions de dépossédé·es que compte notre pays.